3 novembre 2020
Il est fascinant d’écouter les interrogatoires des « témoins ordinaires » (terme employé par la Cour) qui contestent la validité de la Loi sur la laïcité de l’État (ou Loi 21) en Cour supérieure. Trois éléments semblent complètement occultés : (1) le signifié du signe ou vêtement; (2) la liberté de conscience de ceux qui reçoivent les services publics; et (3) la dignité et les droits des femmes.
- Le signifié du signe ou vêtement
Les témoins qui contestent la Loi 21 ont toutes mentionné que leurs signes religieux servaient également à exprimer » des valeurs ou à envoyer un message à leur entourage, soit pour lutter contre les stéréotypes envers les femmes voilées (Ichrak Nourel Hak), pour signifier une disponibilité pour aider quelqu’un dans le besoin (Amrit Kaur), pour affirmer sa liberté et le contrôle sur sa vie, son corps et ce qu’elle montre à autrui (Bouchera Chelbi) et pour afficher ses croyances religieuses (Messaouda Dridj).
Cela n’est pas étonnant puisque le vêtement (incluant ses accessoires) est un moyen de communication de valeurs, de statut social, de rôle et d’identité du porteur, il s’apparente donc à un costume (car celui qui l’endosse s’apprête, tel un comédien, à jouer un rôle choisi ou imposé). [1] Voici comment d’éminents philosophes et historiennes décrivent sa fonction :
- « Le signifié principal du vêtement […], c’est essentiellement le degré d’intégration du porteur par rapport à la société dans laquelle il vit. [En tant que langage, le vêtement] est, au sens plein, un modèle social, une image plus ou moins standardisée de conduites collectives attendues, et c’est essentiellement à ce niveau qu’il est signifiant », selon Roland Barthe. [2]
- « C’est parce que le vêtement est un signe qu’on impose un costume ou un code vestimentaire dans certaines professions (policiers, avocats, représentants religieux, etc.) ou à certaines occasions (soirées mondaines, graduations, cérémonies religieuses, etc.) » selon Daniel Weinstock. [3]
- « Le costume est politique comme le montre, parmi tant d’autres exemples, la période révolutionnaire avec ses sans-culottes ou le vêtement féminin sous le Directoire, à la grecque ou à la romaine, qui, tout à la fois, libère le corps féminin et propose des modèles républicains. Il n’est donc jamais neutre ni secondaire, il sert les hiérarchies ou les combats. Il signe un statut, une fonction, par exemple quand il se fait uniforme. Il peut aussi constituer un facteur d’intégration dans un groupe ou une classe comme celle de l’adolescence. Il révèle l’individualité ou cherche à la nier comme le costume religieux ou militaire. », selon Sophie Cassagnes-Brouquet et Christine Dousset-Seidan. [4]
Lorsqu’elles réclament le droit de porter des signes religieux à l’école publique, ces témoins demandent, en fait, de pouvoir continuer à transmettre des valeurs et des messages spécifiques. Ceci est difficile à justifier lorsqu’on sait que les fonctionnaires de l’État ont un devoir de réserve lorsqu’il s’agit de convictions politiques. Pourquoi cela serait-il différent lorsqu’il s’agit de convictions religieuses ?
- La liberté de conscience de ceux qui reçoivent des services publics
Il est fascinant d’entendre les témoins affirmer que, d’une part, leur signe religieux est porteur de valeurs ou de statut social précis et prétendre, d’autre part, qu’il est neutre lorsque porté lors de l’enseignement. Les signes religieux envoient un message qui peut influencer les interlocuteurs. Or, chaque enseignante ou enseignant est en contact direct, au cours de sa carrière (sur 30 ans), avec en moyenne entre 900 (au primaire) et 3,600 (secondaire) élèves. Ne convient-il pas, dans un tel contexte, d’appliquer le principe de précaution et de protéger avant tout la liberté de conscience des enfants, particulièrement vulnérables à cet âge? Ce sont les règles et valeurs communes, établies démocratiquement, qui devraient être transmises par l’école publique.
- La dignité et les droits des femmes
La plupart des signes religieux sont sexistes : le voile pour les femmes; le col romain, le turban ou la kippa pour les hommes.
Or, la discrimination entre les sexes est considérée comme un motif illicite de distinction inscrite dans les Chartes québécoise et canadienne des droits de la personne. À cela, s’ajoute les notions de dignité et d’égalité qui apparaissent dans le préambule de la Charte québécoise :
« Considérant que le respect de la dignité de l’être humain, l’égalité entre les femmes et les hommes et la reconnaissance des droits et libertés dont ils sont titulaires constituent le fondement de la justice, de la liberté et de la paix. »
Selon Le Robert, la définition du mot « dignité » se réfère au « Respect que mérite quelqu’un, quelque chose. Respect de soi». [5] Difficile d’être digne, lorsqu’on porte un signe religieux qui symbolise la pudeur (ou un sentiment de honte, de gêne qu’une personne éprouve à faire, à envisager des choses de nature sexuelle ; disposition permanente à éprouver un tel sentiment) [6] et la modestie (ou la modération, retenue dans l’appréciation de soi-même). [7]
Lorsqu’il s’agit d’un choix individuel, il n’y a pas de problème. Mais qu’en est-il lorsqu’il est porté par une personne d’influence dans un lieu d’apprentissage ayant notamment pour mission de valoriser l’égalité de faits entre les sexes et où l’on tente de briser les stéréotypes ? Avec un tel message associant le port du voile à la pudeur ou la modestie, comment les petites filles non voilées doivent-elles réagir ? Sont-elles dignes ? Méritent-elles le respect ?
Clairement, les signes religieux sexistes n’ont pas leur place dans nos écoles.
Sources :
[1] https://journals.openedition.org/clio/pdf/10714
[2] Histoire et sociologie du vêtement, de Roland Barthes; p. 440
[3] http://classiques.uqac.ca/contemporains/baril_daniel/socio_du_vetement/socio_du_vetement_texte.html
[4] Sophie Cassagnes-Brouquetet ChristineDousset-Seiden; Genre, normes et langages du costume; p. 7-18; https://journals.openedition.org/clio/10714 ; para.3.
[5] https://dictionnaire.lerobert.com/definition/dignite