Montréal, le 5 décembre 2014
Monsieur Pierre Tourangeau
Ombudsman des Services français
Radio-Canada, bureau 2315
C.P. 6000, succ. centre-ville
Montréal (Québec) Canada H3C 3A8
Objet : plainte au sujet de l’émission Enquête du 27 novembre 2014
Monsieur,
Enquête est une émission phare au Québec. Elle est une référence et on a pu voir, avec la Commission Charbonneau, comment des enquêtes journalistiques bien faites pouvaient bénéficier à la démocratie.
C’est à la lumière de cette excellente réputation que nous avons regardé l’émission du 27 novembre dernier : MONTÉE DE L’INTÉGRISME : LEVER LE VOILE.
Or, la déception est à la hauteur des attentes. Ce reportage ne mérite certainement pas le titre d’enquête et jette une ombre de suspicion sur la qualité du travail journalistique de toute l’équipe car les faiblesses de ce reportage sont trop nombreuses.
Tout d’abord, le texte accompagnateur de l’émission, Existe-t-il des groupes intégristes musulmans à Montréal ?, est trompeur. En effet, ce titre annonce une enquête sur les « groupes intégristes musulmans à Montréal » mais on constate un glissement dès le premier paragraphe :
« Les deux attentats terroristes à St-Jean-sur-Richelieu et à Ottawa en octobre dernier ont été commis au nom d’Allah par deux convertis à l’islam. Ces dérives peuvent nourrir l’islamophobie. S’ajoute le débat houleux autour de la Charte des valeurs, où des Québécois ont dit se sentir menacés par les intégristes, envahis par les femmes voilées. »
Confusion dans les notions et mauvais lieux d’enquête
Les intégristes sont définis comme « des gens pieux, conservateurs qui ne veulent pas vraiment s’intégrer à la population du Québec ». Après la visite de quatre mosquées lors des sermons du vendredi (semble-t-il) et des entrevues avec quelques personnes ressources, la journaliste Johanne Faucher conclut :
« Après des mois d’enquête, nous n’avons pas trouvé de groupes intégristes organisés qui auraient comme objectif secret de détruire la démocratie et ses valeurs. »
La définition donnée des intégristes ne permet évidemment pas de conclure une telle chose puisqu’ici on ajoute l’islamisme à l’intégrisme. Autrement dit, cette conclusion signifie qu’il n’y a pas d’intégristes qui soient à la fois islamistes, ce qui nous paraît tout à fait invraisemblable. Si tous les intégristes ne sont pas islamistes, on peut aisément soutenir que l’islamisme, qui est une doctrine reposant sur l’islam comme guide d’action politique, repose en fait sur une vision intégriste de l’islam.
Par ailleurs, deux des intervenants interviewés dans l’émission, Ray Boisvert, ancien agent du SCRS, et le sociologue Frédéric Castel soulignent que ce n’est pas dans les mosquées que se font les appels à la violence, appels dont ils ne nient pas l’existence. M. Castel insiste sur le fait qu’il est évident que les imams savent qu’ils sont surveillés. Assister à un sermon d’imam pieux n’est donc pas une bonne méthode d’enquête si ce sont les appels à la violence que l’on veut débusquer. Et si ce sont de tels actes qui sont recherchés, la notion d’intégrisme ne convient plus.
La journaliste a également ignoré le travail d’enquête que ses collègues de La Presse, Fabrice de Pierrebourg et Vincent Larouche, ont mené sur le sujet et qui a fait l’objet de nombreux articles et même d’un volume, Montréalistan; Enquête sur la mouvance islamiste. Pas question non plus du rapport du SCRS de 2012 « Venues of sunni islamist radicalization in Canada ». Ce rapport, qui met en garde contre la propagation d’un islam violent dans les centres religieux, les prisons et les milieux familiaux, a pourtant fait l’objet de nombreux reportages dans les médias.
On peut également douter de la qualité d’un Vox Pop radiophonique comme outil d’enquête. Quel hasard qu’une caméra se soit retrouvée dans le taxi d’un auditeur justement le soir de ce Vox pop… Enquête est-elle une émission qui recoure souvent à ce procédé de mise en scène ?
Conclusion de l’enquête : tout va bien, pas d’intégristes, donc pas d’islamistes au Québec.
Des informations pertinentes qui auraient dû faire partie d’une véritable enquête
Mais alors comment expliquer que, quelques jours après la diffusion de cette « enquête », on apprenne par La Presse que le SPVM avait ouvert plus de 100 dossiers liés au terrorisme (1er décembre 2014) ? Et l’autre information concernant une filière très active des dons en faveur du Hamas (29 novembre 2014) ?
Cette vision rose pourrait-elle être due au fait que l’équipe d’enquête a omis de mentionner de multiples informations importantes dans le contexte ?
Par exemple : pourquoi n’a-t-il pas été question des femmes maghrébines qui ont été victimes d’intimidation l’hiver dernier pour avoir appuyé la Charte de la laïcité ?
Pourquoi ne pas avoir référé à une autre émission de Radio-Canada, Désautels le dimanche (9 novembre 2014) dans laquelle des femmes musulmanes confirmaient la montée de l’intégrisme dans plusieurs mosquées du Québec ? Dans cette même émission, Tarek Fatah, lui-même musulman, déplorait cette influence intégriste dans les mosquées et ajoutait qu’aucun imam dans les mosquées ne dénonce les positions des islamistes sur les femmes, les gais et lesbiennes.
L’enquête ne nous dit rien de ce qu’il est advenu des propagateurs des tribunaux basés sur la charia qui ont suscité un vote unanime de l’Assemblée nationale en 2006 contre ces tribunaux islamiques. Pas un mot, pas un rappel dans le reportage. Également, pas un mot non plus sur la mosquée où l’imam Foudil Selmoune, invité du Téléjournal, appuie et explique l’application de la charia, ce qui nous semble un discours pour le moins intégriste. Pas un mot non plus sur ces associations musulmanes qui invitent des prédicateurs extrémistes comme Abdur Raheem Green et d’Hamza Tzortzis.
Outre ces lacunes incroyables dans une émission telle que Enquête, nous déplorons également les insinuations qui sont difficiles à accepter, telles que celles à l’endroit de Mme Houda-Pepin, à propos de laquelle M. Frédéric Castel laisse entendre qu’elle n’a aucune preuve de ce qu’elle avance lorsqu’elle parle de la présence des groupes intégristes au Québec et au Canada.
Enfin, pourquoi ne pas avoir donné la parole à des partisans de la laïcité ? À l’opposé des intégristes religieux dont une des caractéristiques est de vouloir privilégier les règles de leur religion, les partisans de la laïcité croient qu’il faut donner toute la place aux règles civiles dans les institutions publiques. Malheureusement, les seules références qui sont faites à ces personnes dans le reportage, laissent entendre qu’elles sont des intolérantes et des islamophobes :
« Si des Québécois croient que musulman égale intégriste ou islamiste, s’ils voient dans chaque foulard une femme soumise, c’est en grande partie à cause de la propagande de gens qui pataugent dans l’intolérance. Ces propos risquent de stigmatiser la communauté musulmane et de la rendre plus vulnérable aux discours radicaux. Cette conclusion que rien ne soutient dans le reportage semble en fait le point de départ de cette « enquête ». Quels Québécois croient que musulman égale intégriste ou islamiste ? Et de quelle propagande parle-t-on ? Rien dans le reportage ne vient appuyer cette affirmation. Mais on laisse l’auditoire sur une conclusion liant laïcité et islamophobie.
Ce reportage est donc entaché de mauvaises méthodes d’enquête, de confusion dans les notions abordées, de glissements dans le contenu, de manque de discernement et d’analyse critique et de conclusions non appuyées.
Nous vous demandons de faire enquête afin de déterminer si l’émission en question respecte les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada, notamment en ce qui concerne les valeurs d’exactitude, d’équité, d’équilibre, d’impartialité, et d’intégrité dont doivent faire preuve les émissions.
Coalition Laïcité QUÉBEC, Mouvement laïque québécois, Association humaniste du Québec (AHQ), Pour les droits des femmes du Québec (PDF Québec), Vigilance laïque, Association québécoise des nord-africains pour la laïcité (AQNAL), membres du Regroupement pour la laïcité.
CC: Le Devoir
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